Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781)
Français
Physiocrate
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Les rendements décroissants
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Turgot est un homme politique et économiste français. Partisan des théories libérales de Quesnay et de Gournay, il est nommé Secrétaire d’État à la Marine, puis contrôleur général des finances du roi Louis XVI.
Economiste et homme d'Etat très en avance sur son époque, la politique économique de Turgot avait pour but de favoriser la concurrence et promouvoir une fiscalité simple. Turgot voulait pour le royaume une économie ouverte et des finances publiques saines.
Malgré le soutien de Louis XVI, Turgot échoua face au refus des réformes de tous les rentiers de l'Ancien Régime. Ses mesures pour tenter de réduire la dette nationale et améliorer la vie du peuple échouèrent ou furent révoquées par son successeur, le baron Jean Clugny de Nuits.
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I - Biographie
10 mai 1727 : Naissance de Anne Robert Turgot à Paris, dans une famille originaire de Normandie qui occupe des postes importants dans l'administration du Royaume :
- Son grand-père paternel a été intendant successivement à Metz, Tours et Moulin.
- Son père a été prévôt des marchands de Paris, un poste important où il est en contact tant avec le Lieutenant général de Police, qu'avec l'intendant de la généralité de Paris ou avec le ministre chargé de l'ordre public.
- Son frère ainé, Michel Jacques, sera magistrat au parlement de Paris,.
- Le second, Etienne François, fera une carrière dans l'armée.
- Sa sœur épousera le Duc de Beauvillier de Saint-Aignan .
Formation
En tant que fils cadet, Anne Robert Turgot est destiné à entrer dans les ordres.
A Dix ans il entre au collègue du Plessis
Puis étudie « la philosophie de Locke et la physique de Newton » au collègue de Bourgogne. S'il étudie les auteurs classiques, il lit également des auteurs plus récents tels que Fénelon, Voltaire.
1746 : Il commence les études de théologie
1747 : Il devient bachelier.
1748 : Trop jeune pour commencer une licence de théologie, il passe un an au séminaire de Saint-Sulpice. Là, il étudie les œuvres de Descartes, Spinoza, Maupertuis et Buffon. C'est surtout John Locke qu'il loue pour être le premier à nous avoir appris « que les idées viennent des sens ».
Il intègre « la maison de Sorbonne, annexe de la faculté de théologie » qui accueille des membres du clergé et douze bacheliers. Nombre de ces bacheliers occuperont plus tard des postes importants tel Étienne-Charles de Loménie de Brienne, qui sera cardinal et contrôleur général des finances. Turgot s’appelle alors l’abbé de Brucourt. Il remet deux dissertations latines remarquées, "Les avantages que la religion chrétienne a apportés à l’espèce humaine", et sur "L'Histoire du progrès dans l’esprit humain".
Turgot économiste
1749 : Le premier signe de son intérêt pour l’économie est une lettre sur le billet de banque, écrit à son camarade l’abbé de Cicé, et réfutant la défense par l’abbé Terrasson du système de Law. Il se passionne pour la poésie et tente d’introduire dans la poétique française les règles de la prosodie latine. Sa traduction du quatrième livre de l'Énéide est accueillie par Voltaire comme la seule traduction en prose où il ait trouvé le moindre enthousiasme.
1750 : il décide de ne pas entrer dans les ordres et s’en justifie, selon Pierre Samuel Dupont de Nemours, en disant qu’il ne peut porter un masque toute sa vie.
1752 : il devient substitut, et plus tard conseiller au Parlement de Paris
1753 : Maître des requêtes. Il traduit les Questions sur le commerce de l’anglais Josiah Tucker, et rédige ses Lettres sur la tolérance, et un pamphlet, Le Conciliateur, en défense de la tolérance religieuse.
175 : il fait partie de la chambre royale qui siège pendant un exil du Parlement.
1755 et 1756 : il accompagne Gournay, alors intendant de commerce, dans ses tournées d’inspection dans les provinces. A la même époque il compose divers articles pour l'Encyclopédie.
1757 : Jacques Turgot publie l'article « Fondation » dans l'Encyclopédie. Cet article le révèle sous son jour le plus fondamental : avant d'être un économiste, il est un homme des Lumières. Le premier, il puise dans la philosophie des droits de l'homme l'inspiration de son combat pour la liberté du marché. Ainsi sont soulignés le lien entre Lumières et libéralisme naissant, mais aussi la vraie nature de ce dernier, qui excède la seule option pour la liberté économique.
Entre 1757 et 1760 : Un article sur les Valeurs des monnaies, probablement pour le Dictionnaire du commerce de l’abbé Morellet.
1759 : Parution de "L'éloge de Mr de Gournay".
1760 : Pendant qu’il voyage dans l’est de la France et en Suisse, il rend visite à Voltaire, avec qui il se lie d’amitié. À Paris, il fréquente les salons, en particulier ceux de Françoise de Graffigny – dont on suppose qu’il a voulu épouser la nièce, Anne-Catherine de Ligniville (« Minette »), plus tard épouse du philosophe Helvétius et son amie à vie – Marie-Thérèse Geoffrin, Marie du Deffand, Julie de Lespinasse et la duchesse d’Envilie. C’est pendant cette période qu’il rencontre les théoriciens physiocrates, Quesnay et Gournay (qu'il connaît déjà), et avec eux Dupont de Nemours, l’abbé Morellet et d’autres économistes.
Turgot Intendant
Août 1761 : Turgot est nommé intendant de la généralité de Limoges, laquelle inclut certaines des régions les plus pauvres et les plus surtaxées de France. Il y resta 13 ans. Il est déjà profondément marqué par les théories de Quesnay et Gournay, et s’emploie à les appliquer autant que possible dans sa province. Sa première idée est de continuer le travail, déjà commencé par son prédécesseur Tourny, de faire un relevé du territoire (cadastre), afin d’arriver à une estimation plus exacte pour la taille. Il obtient également une large réduction dans la contribution de la province. Il publie un Avis sur l’assiette et la répartition de la taille (1762–1770), et comme président de la Société d’agriculture de Limoges, offre des prix pour des expérimentations sur le principe de taxation. Quesnay et Mirabeau ont eux proposé une taxe proportionnelle (« impôt de quotité »), mais c’est une taxe distributive (« impôt de répartition ») que propose Turgot. Une autre idée est la substitution en ce qui concerne les corvées d’une taxe en monnaie levée sur la province entière, la construction de routes étant donnée à des contracteurs, ceci afin d’établir un réseau solide tout en distribuant plus justement les dépenses de sa construction.
1766 : " Réflexions sur la formation et la distribution des richesses"
L’un des travaux les plus connus de Turgot, "Réflexions sur la formation et la distribution des richesses", est écrit au début de son intendance, au bénéfice de deux étudiants chinois.La même année, il rédige les Éphémérides du citoyen, qui paraissent en 1769–1770 dans le journal de Dupont de Nemours,
Ces textes sont publiés séparément en 1776. Dupont, cependant, a altéré le texte pour le mettre plus en accord avec la doctrine de Quesnay, ce qui refroidit ses relations avec Turgot.
1768 : Turgot est le premier économiste à formuler la loi des rendements décroissants.
1769 : il écrit son Mémoire sur les prêts à intérêt, à l’occasion de la crise provoquée par un scandale financier à Angoulême. Pour lui, il s'agit que la question du prêt soit traitée scientifiquement, et non plus seulement d’un point de vue dépendant des recommandations d'une morale du religieux, issue en partie de la scholastique et réprouvant le profit.
Parmi les autres travaux écrits pendant l’intendance de Turgot figurent le Mémoire sur les mines et carrières et le Mémoire sur la marque des fers, dans lesquels il proteste contre les normes étatiques et l’intervention de l’État, et défend la libre concurrence. En même temps, il fait beaucoup pour encourager l’agriculture et les industries locales, entre autres les manufactures de porcelaine.
Pendant la famine de 1770–1771, il applique aux propriétaires terriens cependant l’obligation d’aider les pauvres et particulièrement leurs métayers, et organise dans tous les ateliers de la province des bureaux de charité pour fournir une activité à ceux capables de travailler, et un secours aux infirmes. Parallèlement, il condamne la charité non discriminatoire. Turgot fait des curés, quand il peut, les agents de ses charités et de ses réformes. C’est en 1770 qu’il écrit ses fameuses Lettres sur la liberté du commerce des grains adressées au contrôleur général des finances, l’abbé Terray. Trois de ces lettres ont disparu, ayant été envoyées à Louis XVI par Turgot plus tard et jamais récupérées, mais celles qui restent démontrent que le commerce libre est de l’intérêt du propriétaire foncier, du fermier et aussi du consommateur, et demandent énergiquement un retrait des restrictions.
Après avoir tracé l’origine du commerce, Turgot développe la théorie de Quesnay selon laquelle le sol est la seule source de richesse, et divise la société en trois classes, les cultivateurs, les salariés ou les artisans, et les propriétaires. Après avoir discuté de l’évolution des différents systèmes de culture, de la nature des échanges et des négociations, de la monnaie, et de la fonction du capital, il choisit la théorie de l'« impôt unique », selon laquelle seul le produit net du sol doit être taxé. En conséquence, il demande encore une fois la liberté totale du commerce et de l’industrie.
Turgot Ministre
Juillet 1774 : Turgot est nommé ministre de la Marine. Sa nomination est bien accueillie, notamment par les philosophes.
Août 1774 : Nommé contrôleur général des finances.
Mise en place d'une politique de rigueur et de bonne gestion des dépenses de l'Etat
Son premier acte est de soumettre au roi une déclaration de principe : pas de banqueroute, pas d’augmentation de la taxation, pas d’emprunt. La politique de Turgot, face à une situation financière désespérée, est de contraindre à de strictes économies dans tous les ministères. Toutes les dépenses doivent désormais être soumises pour approbation au contrôleur. Un certain nombre de sinécures sont supprimées, et leurs titulaires sont dédommagés. Les abus des « acquis au comptant » sont combattus, cependant que Turgot fait appel personnellement au roi contre le don généreux d’emplois et de pensions.
Réforme de la ferme générale
Turgot impose ses conditions lors du renouvellement des baux : employés plus efficaces, suppression des abus des « croupes » (nom donné à une classe de pensions) – réforme que l'abbé Terray avait esquivée, ayant noté combien de personnes bien placées y étaient intéressées.
Turgot annule également certains fermages, comme ceux pour la fabrication de la poudre à canon et l’administration des messageries, auparavant confiée à une société dont Antoine Lavoisier est conseiller.
Les Turgotines
Turgot crée les "Turgotines" pour faciliter le commerce dans le pays. Les diligences de ces nouvelles messageries royales, relient Paris à Marseille en 8 jours, contre 12 précédemment.
La libéralisation du marché des grains
Turgot tente de libéraliser le commerce des grains pour en faire baisser le prix (suppression du droit de hallage)/
13 Septembre 1774 : Signature du décret pour libéraliser le marché du grain, qui a le soutient des philosophes mais provoque une une forte opposition dans le Conseil même du roi.
Le préambule de ce décret, exposant les doctrines sur lesquelles il est fondé, lui gagne l’éloge des philosophes mais aussi les railleries des beaux esprits, aussi Turgot le réécrit-il trois fois pour le rendre « si purifié que n’importe quel juge de village pourrait l’expliquer aux paysans. » Turgot devient la cible de tous ceux qui ont pris intérêt aux spéculations sur le grain sous le régime de l’abbé Terray, ce qui inclut des princes de sang. De plus, le commerce des blés a été un sujet favori des salons et le spirituel Galiani, l’adversaire des physiocrates, a de nombreux partisans. L’opposition de l’époque est le fait de Linguet et Necker, qui en 1775 a publié son Essai sur la législation et le commerce des grains.
La mauvaise récolte de 1774
La médiocre moisson de 1774 provoque une hausse du prix du pain pendant l’hiver 1774 et le printemps 1775.
Avril 1775 : Emeute de la faim à Dijon
Début Mai 1775 : Grandes émeutes frumentaires connues comme la « guerre des farines », qui peut être considérée comme le signe avant-coureur de la Révolution française. Turgot fait preuve d’une grande fermeté et d’un grand esprit de décision dans la répression des émeutes, et bénéficie du soutien de Louis XVI.
6 Mai 1775 : Malesherbes préconise la convocation des Etats Généraux. Turgot s'y oppose, car il considère que le Parlement n'a pas à intervenie dans la législation, considérant qu'il n'a aucune compétence en dehors de la Justice.
Juillet 1775 : Sa position est affermie par l’entrée de Malesherbes parmi les ministres.
Suppression de la corvée royale et suppression des corporations
Janvier 1776 : Turgot présente au Conseil du roi les Six Décrets de Turgot. Sur les six, quatre sont d’importance secondaire. Les deux qui ont rencontré une opposition violente sont le décret supprimant la corvée royale et la suppression des jurandes et maîtrises (corporations). Dans le préambule, Turgot annonce courageusement son objectif d’abolir les privilèges et de soumettre les trois ordres à taxation — le clergé en a ensuite été exempté, notamment à la demande de Maurepas. Dans le préambule au décret sur les jurandes, il fixe comme principe le droit de chaque homme pour travailler, sans restriction.
Le décret supprimant les corporations vise à faciliter la concurrence : Turgot éradique les confréries, charges et barrières à l'entrée qui protégeaient alors la plupart des professions.
12 Mars 1776 : Face à l'opposition du Parlement de Paris, Louis XVI passe en force en utilisant le "lit de justice", l'équivalent de l'article 49-3 d'aujourd'hui, pour faire enregistrer les décrets.
En s'en prenant à tous les privilèges, Turgot fait l'unanimité contre lui et se retrouve sans soutien politique.
La Noblesse et le Parlement n'acceptent pas les attaques de Turgot contre leurs privilèges.
La Cour n'accepte pas sa réforme de la Maison du roi
De nombreux intérêts financiers se trouvent menacés par la législation en faveur du libre-échange
Le Clergé n'accepte pas ses avis sur la tolérance et sa campagne contre les serments du sacre vis-à-vis des protestants.
La bourgeoisie de Paris et des nobles comme le Prince de Conti voient leurs intérêts remis en cause par le décret sur les jurades.
La reine Marie-Antoinette ne l’aime guère depuis qu’il s’est opposé à l’octroi de faveurs à ses favoris, comme la duchesse de Polignac.
Face aux attaques de toutes les forces politiques du pays contre la politique de réformes de Turgot, le roi Louis XVI n'est plus en mesure de le soutenir.
Les mesures de Turgot réussissent à réduire considérablement le déficit, et améliorent tant le crédit national qu’en 1776, juste avant sa chute, il lui est possible de négocier un prêt à 4 % avec des banquiers, mais le déficit est encore si important qu’il l’empêche d’essayer immédiatement la mise en place de son idée favorite, le remplacement des impôts indirects par une taxe sur l’immobilier. Il supprime cependant bon nombre d’octrois et de taxes mineures, et s’oppose à l'entrée en guerre contre l'Angleterre pour le soutien de l'indépendance des colonies américaines, mais sans succès.
Avec l'aide de son conseiller, le banquier suisse Isaac Panchaud, il prépare à la fin de son mandat la création de la Caisse d'Escompte, ancêtre de la banque de France, qui a pour mission de permettre une baisse des taux d'intérêt des emprunts commerciaux, puis publics.
La chute
Avec tous ces ennemis, la chute de Turgot est certaine, mais il tente de rester à son poste assez longtemps pour finir son projet de la réforme de la Maison du roi, avant de démissionner. Cela ne lui est même pas accordé.
12 mai 1176 : On lui ordonne d’envoyer sa démission.
13 Mai 1776 : Turgot se retire, partant pour La Roche-Guyon au château de la duchesse d’Enville, puis retourne à Paris, où il consacre le reste de sa vie aux études scientifiques et littéraires.
Le successeur de Turgot annule toutes les réformes qui avaient été engagées par Turgot.
1777 : Il est fait vice-président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
18 Mars 1781 : Décès de Turgot. Son tombeau se trouve auprès de celui de son père Michel-Étienne Turgot, dans la chapelle de l’ancien hôpital Laennec, à Paris 7e.
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II - Pensée économique de Turgot
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Turgot fut un économiste très en avance sur son temps : ll est le premier à formuler le concept de "rendements décroissant" et il est à l'origine du concept de la "main invisible", qui sera développé par Adam Smith.
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L'étatisme libéral
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Raynaud : "Macron et le danger de la centralisation" - Le Point - 25 Janvier 2018 - page 113 "On ne comprend pas bien l'histoire de France si on oppose de manière simple les étatistes et les libéraux. Le courant majoritaire dans les Lumières est celui des personnes qui veulent l'affaiblissement de l'Eglise catholique, la fin des privilèges et l'extension de l'économie de marché, mais qui comptent sur le roi pour réaliser ce programme. C'est la thèse royale, par opposition à la thèse nobiliaire." "Pour Turgot, il faut de l'autorégulation par le marché, mais cet établissement doit être favorisé par l'Etat, qui lève les obstacles." |
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"Laisser chaque homme libre de faire ce qu’il veut"
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« Laissez-les faire » : l'injonction qu'adresse Turgot aux gouvernants dans son article "Fondation" (1757) , afin qu'ils n'interviennent pas dans l'activité des « particuliers » revient sous une formulation voisine dans l'Éloge de Mr de Gournay (1758). Elle illustre son apport capital à l'élaboration de la théorie libérale, avec le libre marché et le libre-échange.
Mais pourquoi faudrait-il laisser faire les individus ? Parce que s'ils sont libres d'agir pour améliorer leur sort, ils suivront spontanément la motivation la plus puissante et le guide le plus sûr qui les habitent par nature : leur « intérêt particulier », dont l'évocation scande les deux textes. À condition toutefois qu'il ne revendique aucune protection privilégiée, faute de quoi serait contrariée la création des richesses que favorise l'efficiente liberté laissée aux particuliers.
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Le bien général doit être le résultat des efforts de chaque particulier pour son propre intérêt. Tout homme sain doit se procurer sa subsistance par son travail, parce que s'il était nourri sans travailler, il le serait aux dépens de ceux qui travaillent. Ce que l'État doit à chacun de ses membres, c'est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie, ou qui les troubleraient dans la jouissance des produits qui en sont la récompense. Si ces obstacles subsistent, les bienfaits particuliers ne diminueront pas la pauvreté générale, parce que la cause restera entière. De même, toutes les familles doivent l'éducation aux enfants qui naissent : elles y sont toutes intéressées immédiatement, et ce n'est que des efforts de chacune en particulier que peut naître la perfection générale de l'éducation. Si vous vous amusez à fonder des maîtres et des bourses dans des collèges, l'utilité ne s'en fera sentir qu'à un petit nombre d'hommes favorisés au hasard, et qui peut-être n'auront point les talents nécessaires pour en profiter : ce ne sera pour toute la nation qu'une goutte d'eau répandue sur une vaste mer, et vous aurez fait à très grands frais de très petites choses. Et puis, faut-il accoutumer les hommes à tout demander, à tout recevoir, à ne rien devoir à eux-mêmes ? Cette espèce de mendicité qui s'étend dans toutes les conditions dégrade un peuple, et substitue à toutes les passions hautes un caractère de bassesse et d'intrigue. Les hommes sont-ils puissamment intéressés au bien que vous voulez leur procurer, laissez-les faire : voilà le grand, l'unique principe. Vous paraissent-ils s'y porter avec moins d'ardeur que vous ne désireriez, augmentez leur intérêt. Vous voulez perfectionner l'éducation : proposez des prix à l'émulation des pères et des enfants ; mais que ces prix soient offerts à quiconque peut les mériter, du moins dans chaque ordre de citoyens ; que les emplois et les places en tous genres deviennent la récompense du mérite et la perspective assurée du travail, et vous verrez l'émulation s'allumer à la fois dans toutes les familles ; bientôt votre nation s'élèvera au-dessus d'elle-même ; vous aurez éclairé son esprit, vous lui aurez donné des mœurs, vous aurez fait de grandes choses, et il ne vous en aura pas tant coûté que pour fonder un collège.
Jacques Turgot, article « Fondation » dans L'Encyclopédie, 1757
Ces principes, qu'on qualifiait de système nouveau, ne lui paraissaient que les maximes du plus simple bon sens. Tout ce prétendu système était appuyé sur cette maxime : un homme connaît mieux son intérêt qu'un autre homme à qui cet intérêt est entièrement indifférent.
De là, M. de Gournay concluait que là où l'intérêt des particuliers est précisément le même que l'intérêt général, ce qu'on peut faire de mieux est de laisser chaque homme libre de faire ce qu'il veut. Or, il est impossible que, dans le commerce abandonné à lui-même, l'intérêt particulier ne concoure pas avec l'intérêt général. Le commerce ne peut être relatif à l'intérêt général, ou, ce qui est la même chose, l'État ne peut s'intéresser au commerce que sous deux points de vue : comme protecteur des particuliers qui le composent, il est intéressé à ce que personne ne puisse faire à un autre un tort considérable, et dont celui-ci ne puisse se garantir ; comme formant un corps politique obligé à se défendre contre les invasions extérieures, et à employer de grandes sommes dans des améliorations intérieures, il est intéressé à ce que la masse des richesses de l'État, et des productions annuelles de la terre et de l'industrie, soit la plus grande qu'il est possible (…) Or, relativement à tous ces objets, il est clair que l'intérêt de tous les particuliers dégagé de toute gêne, remplit nécessairement toutes ces vues d'utilité générale.
Jacques Turgot, Éloge de M. de Gournay, 1758
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Les interventions de l'Etat perturbent l'économie et déresponsabilisent les individus.
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Et pourquoi s'adresser si abruptement aux gouvernants ? Pour qu'ils cessent les pratiques discriminatoires et qu'ils renoncent à taxer et réglementer l'activité humaine. Qu'ils fassent aussi l'effort de comprendre les multiples vertus de l'intérêt particulier bien compris : d'abord celle de rendre le plus modeste des individus responsable de lui-même lorsqu'il peut assurer sa propre subsistance par son travail, et ainsi préserver sa dignité en ne dépendant plus d'aucune aide.
Turgot anticipe ici la critique que les libéraux formuleront plus tard à l'encontre de l'État-providence.
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.« La main invisible »
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De la coordination des intérêts particuliers en concurrence résulte nécessairement, quoique non intentionnellement, une prospérité conforme au « bien général ».
Turgot anticipe l'idée de « main invisible » dont Adam Smith s'inspirera dans La Richesse des nations (1776). Pour ce promoteur du laissez-faire, l'intérêt général ne surplombe ni ne comprime les intérêts particuliers, il s'en nourrit.
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L'État, protecteur de la liberté et de la propriété
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Que devient alors l'État dans ce « système nouveau » qui correspond à ce que l'auteur nomme ailleurs le « système de la liberté » ? S'il n'intervient plus dans la régulation de l'économie, il lui revient d'accomplir des tâches essentielles : éliminer les obstacles qui entravent l'action des individus, tout en garantissant à chacun qu'il pourra librement jouir du résultat de ses efforts, donc de son droit naturel de propriété, et vivre en paix, protégé de la violence. Cette fois-ci, s'annoncent à la fois l'État limité et l'État de droit des libéraux, protecteur de la liberté et de la propriété.
De ces deux textes ressort le rôle majeur joué par Turgot dans l'élaboration du libéralisme classique. S'y s'exposent la plupart des thèmes dont les grands libéraux français du XIXe siècle tels Say, Constant et Bastiat, feront leurs chevaux de bataille. Paradoxe ? En exerçant la charge de Contrôleur général des finances en 1774-76, Turgot, l'adversaire déclaré du despotisme, devra se comporter en despote éclairé pour combattre des intérêts particuliers hostiles à la suppression de la corvée et des corporations. Coalisés, ceux-ci réussiront à le faire chasser du pouvoir…
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Les rendements décroissants
Dès 1768, Turgot décrit les rendements décroissants en ces termes :
« Les productions ne peuvent être exactement proportionnelles aux avances; elles ne le sont même pas, placées dans le même terrain, et l'on ne peut jamais supposer que des avances doubles donnent un produit double.
[...] dans l'état de la bonne culture ordinaire, les avances annuelles rapportent 250 pour 100, il est plus que probable qu'en augmentant par degrés les avances depuis ce point jusqu'à celui où elles ne rapporteraient rien, chaque augmentation serait de moins en moins fructueuse [...] »
— Anne Robert Jacques Turgot, Observations sur le mémoire de M. De Saint-Péravy
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Source : Alain Laurent
Directeur de la « Bibliothèque classique de la liberté », aux Belles Lettres, où il a publié en 2016 L'autre libéralisme.