I - Alain Supiot : "L'ultralibéralisme assujettit la loi au calcul économique"
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Alain Supiot, spécialiste du droit, professeur au Collège de France, explique comment l'ultralibéralisme assujettit la loi au calcul économique.
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1.1 Un monde dominé par les chiffres.
Au Moyen Age, tout était religieux
A partir de la Renaissance, la loi démocratique s'est progressivement substituée à l'ordre divin de l'Ancien Régime.
Avec la Taylorisme des années 30, l'horloge gouverne la vie des hommes dans une société où une minorité de cadres dirigent la masse des employés.
Dans un monde informatisé, avec la gouvernance par les nombres, tous les individus - quelle que soit leur place dans la chaîne de production - sont censés s'adapter à leur environnement pour satisfaire des indicateurs de performance.
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1.2 Mise en pilotage automatique des décisions politiques et économiques par le calcul informatique
C'est parce que la ResPublica prend en charge les valeurs incalculables qui soudent une société (la vie et l'identité des citoyens, la préservation des biens communs et de l'intérêt général) que ses membres peuvent nouer entre eux des liens fondés sur des calculs d'utilité. Ce montage est aujourd'hui ébranlé par l'utopie d'un marché total, qui conduit à substituer le calcul économique à la délibération démocratique dans l'élaboration de la loi.
La révolution numérique nourrit le fantasme d'une mise en pilotage automatique des affaires humaines qui rendrait le choix démocratique et la décision politique également superflus.
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1.3 Comme les communistes, les ultra-libéraux veulent substituer le calcul d'utilité économique au règne de la loi.
Lénine fut un grand admirateur de Taylor et annonçait "les temps heureux" où les hommes politiques seraient remplacés par des ingénieurs. La planification soviétique fut la première tentative de réduction du droit à un pur instrument au service du calcul d'utilité. L'ultralibéralisme fait de même et c'est ce qui le distingue du libéralisme classique : au lieu de placer le calcul économique sous l'égide de la loi, il place la loi sous l'égide du calcul économique. La différence avec le communisme est que les Soviétiques tablaient sur le Gosplan, sur un calcul d'utilité collective, tandis que la gouvernance par les nombres table sur l'ajustement spontané des calculs d'utilité individuelles. Mais dans les deux cas, il s'agit de poser ce que Lénine appelait "les bases économiques de l'extinction de l'Etat". C'est l'utopie d'un monde plat, débarrassé du règne de la loi, où tout s'achète et se négocie. D'où la facilité avec laquelle les dirigeants des anciens pays communistes se sont convertis aux bienfaits du capitalisme (plus précisément d'un capitalisme de connivence qui échappe aux lois qui assurent la libre-concurrence), comme du reste en France les ci-devant trotskistes ou maoïstes ou tant d'anciens grand commis de l'Etat.
L'un des vecteurs de cette abolition du règne de la loi est la doctrine Law and Economics, née aux Etats-Unis, mais qui exerce aujourd'hui une grande influence en Europe. Elle vise à faire dépendre d'un calcul d'utilité la mise en oeuvre de toute espèce de principe juridique, y compris la dignité humaine ou la démocratie. C'est sur cette base que de nombreux juristes américains ont justifié par exemple le recours à la torture.
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1.3 La prise de décision politique par des indicateurs statistiques, en dehors de toute vision globale, conduit à des désastres
Le Pr. Ousmane Sidibé a montré comment les institutions financières internationales ont commencé par imposer au Mali des objectifs chiffrés de réduction des dépenses publiques, dont les dépenses d'éducation. Le premier effet de ces programmes a été de précipiter des pans entiers de la population dans la misère.. Aux programmes d'ajustement structurel succèdent alors immanquablement ceux de lutte contre la pauvreté, assortis eux aussi de batterie d'indicateurs chiffrés. L'un de ces indicateurs est le taux de scolarité. Pour améliorer ce taux et bénéficier des crédits, le Mali, qu'on avait précédemment poussé à licencier ses enseignants, a eu recours à des expédients : on a entassé les élèves dans des hangars, on les a confié à des instituteurs peu ou pas qualifiés ; on a même fait entrer dans les statistiques les écoles coraniques. Le score s'est amélioré, tandis que l'état réel de la formation et de l'éducation des jeunes Maliens s'est profondément dégradé.
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1.4 Comme à l'époque féodale, l'impuissance de l'Etat conduit à rechercher une protection dans sa communauté.
Lorsque l'Etat n'assume plus son rôle de garant de l'identité et de la sécurité physique et économique des personnes, les hommes n'ont plus d'autres recours que de rechercher cette garantie ailleurs et de faire allégeance à plus fort qu'eux. Au sein de ces réseaux d'allégeance, qui prennent aujourd'hui les formes les plus diverses, chacun compte sur la protection de ceux dont il dépend et sur le dévouement de ceux qui dépendent de lui. C'est va aussi bien des réseaux de dealers que des allégeances communautaires de tout poil..
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II - Frédéric Lazorthes : La révolution numérique fragilise le fondement même de la démocratie.
Frédéric Lazorthes, essayiste, dans Le Point du 1e Décembre 2016
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L'ère numérique ouvre, selon la formule des économistes Erik Brynjolfsson et Andrew McAffe "le deuxième âge de la machine". Le premier âge, celui de la machine à vapeur, multiplia au XIXe siècle les forces physiques de l'humanité, confrontant les sociétés libérales au défi de la question sociale et du prolétariat. Aujourd'hui, la révolution numérique décuple les forces intellectuelles des êtres humains tout en fragilisant le fondement même de la démocratie. De plus en plus d'actions ou de décisions supposant des raisonnements élaborés et la prise en compte de paramètres et de données complexes sont confiés à l'intelligence artificielle. Est renversé le rapport de l'homme à l'outil et à la machine : la capacité nouvelle est une dépossession. Les sociétés démocratiques reposent sur l'affirmation de la raison humaine : les voici confrontées à la possibilité de son dépassement par la raison des nombres. Une ratiinalité sans vertu rend-elle inutile l'idéal de la vertu civique, annonçant même, selon l'expression de Fukuyama, "la fin de l'homme" ?