Montesquieu

Livre fondateur, "De l'esprit des lois" explore les voies qui permettent à une société de garantir les libertés des individus.

Philippe Raynaud
 

Professeur en sciences politiques à l'Université Panthéon-Assas, auteur, entre autres, de La politesse des Lumières (Gallimard, 2013).

Dans le XVIIIe siècle français, Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755), est par excellence le penseur de la liberté. S'il défend certaines institutions traditionnelles comme les Parlements pour mieux combattre la monarchie absolue, il souhaite le progrès de la tolérance religieuse, milite pour des lois pénales moins dures – et critique notamment « l'esclavage des nègres ».

Mais Montesquieu est également un philosophe qui veut établir la vraie nature de la « liberté politique ». Dépendant des institutions publiques et des lois, elle se distingue de la « liberté philosophique », qu'il définit par l'« exercice de la volonté », c'est-à-dire par l'« opinion où l'on est que l'on exerce sa volonté » mais elle consiste plus modestement « dans la sûreté, ou du moins dans l'opinion que l'on a de sa sûreté ».

Deux illusions sur la liberté

Au début du Livre XI de l'Esprit des lois, son livre phare publié en 1748 et dont sont tirés les extraits ci-contre, Montesquieu étudie la liberté politique du point de vue de la constitution, c'est-à-dire des conditions qui permettent à un régime d'être favorable à la liberté en limitant tous les pouvoirs, comme le fait la « Constitution de l'Angleterre », qui fait l'objet du célèbre chapitre 6 (et dont est extrait le texte en encadré). Pour cela, Montesquieu commence par écarter les vues partielles qui obscurcissent la compréhension de la liberté.

Celle-ci ne réside pas, comme le croient volontiers les nostalgiques des républiques antiques, dans la participation active à la vie publique et aux conflits qui divisent la cité ; elle ne saurait non plus se réduire à la défense des traditions contre l'action réformatrice de l'État, comme le croyaient les Russes qui refusèrent d'obéir au tsar modernisateur Pierre le Grand et de se couper la barbe.

En fait, pour lui, toutes les erreurs sur la liberté se ramènent à deux illusions majeures. La première consiste à faire du régime auquel on est attaché – république ou monarchie - le modèle de la liberté sans voir que celle-ci est toujours possible (sauf dans le despotisme) et jamais certaine ; la deuxième, curieusement commune aux démocrates et à un défenseur de la monarchie absolue comme l'Anglais Thomas Hobbes (1588-1679), confond la liberté avec le droit de faire ce que l'on veut, alors que, dès lors que l'on vit dans un État où il y a des lois, elle ne peut résider que dans l'obéissance aux lois qui protègent chaque citoyen contre l'arbitraire. La liberté est donc « le droit de faire tout ce que les lois permettent », qui ne peut exister que si nul ne peut faire ce qu'elles défendent.

L'Angleterre, source d'inspiration
 

Cette philosophie de la liberté reprend bien des thèmes classiques, comme l'opposition entre la liberté et la licence, la distinction entre la liberté républicaine et le pouvoir illimité du peuple ou même l'idée que la modération est une condition nécessaire, mais non suffisante, de la liberté politique. Mais elle débouche sur l'éloge d'un régime inédit – celui de l'Angleterre moderne –  qui est le premier à faire de la liberté politique son objet, celle-ci devenant pour ce pays ce qu'était la guerre et la conquête pour la République romaine.

Aux yeux de Montesquieu, ce régime n'est toutefois ni le seul légitime ni même peut-être le meilleur, mais il exprime un changement profond dans la condition politique : l'Angleterre évite pour l'instant les risques de la démocratie, tout en donnant à ses citoyens une « liberté extrême », qui, sans les laisser désobéir aux lois, les autorise dans une large mesure, par ses lois mêmes, à faire ce qu'ils veulent.

"Point de mot qui ait frappé les esprits de tant de manières que celui de liberté"
« Il n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la fatalité de déposer celui à qui ils avaient donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devaient obéir ; d'autres pour le droit d'être armés, et de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilège de n'être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois. Certain peuple a longtemps pris la liberté, pour l'usage de porter une longue barbe. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté au gouvernement républicain l'ont mise dans ce gouvernement; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l'ont placée dans la monarchie. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations : Et comme, dans une république, on n'a pas toujours devant les yeux, et d'une manière si présente, les instruments des maux dont on se plaint ; et que même les lois paraissent y parler plus, et les exécuteurs de la loi y parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, et on l'a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties, le peuple paraît faire à peu près ce qu'il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements ; et on a confondu le pouvoir du peuple, avec la liberté du peuple.

Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple paraît faire ce qu'il veut : mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un Etat, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir. Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et, si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.

La démocratie et l'aristocratie ne sont point des états libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les Etats modérés. Elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir : mais c'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait ! le vertu même a besoin de limites. Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une Constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.

Quoique tous les États aient en général un même objet, qui est de se maintenir, chaque État en a pourtant un qui lui est particulier. L'agrandissement était l'objet de Rome ; la guerre, celui de Lacédémone ; la religion, celui des lois judaïques ; le commerce, celui de Marseille ; la tranquillité publique, celui des lois de la Chine; la navigation, celui des lois des Rhodiens ; la liberté naturelle, l'objet de la police des sauvages ; en général, les délices du prince, celui des États despotiques ; sa gloire et celle de l'État, celui des monarchies; l'indépendance de chaque particulier est l'objet des lois de Pologne ; et ce qui en résulte, l'oppression de tous.

Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S'ils sont bons, la liberté y paraîtra comme dans un miroir.

Pour découvrir la liberté politique dans la constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l'a trouvée, pourquoi la chercher ?

Montesquieu, De l'Esprit des Lois, (1748) Livre XI : "Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution".

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